Dans certains cas, on veut évoluer mais on n’y parvient pas.
Il peut arriver que ce soit parce qu’on sait ce qu’on veut, mais qu’on oublie de se demander qui on est, comment on fonctionne, ce qui est important pour nous, et ce qu’on croit à propos de tout ça.
On peut être tenté d’adopter une “recette miracle” qui a fonctionné pour quelqu’un qu’on connait.
Cependant, évoluer passe déjà par le fait de se connaître.
Ça demande de la curiosité. C’est un état d’esprit qui s’entraîne et se perfectionne. C’est parfois une démarche volontaire. Et parfois ce sont les événements qui nous y incitent.
Je savais que vivre dans cette fourmilière qu’est Paris me rendait malheureux. J’en suis donc parti pour me sentir mieux …
J’habite maintenant dans mon paradis : la Corse !
J’ai un travail qui me plaît. Je suis payé une misère mais j’y trouve encore assez d’avantages pour ne pas exiger mieux. Ça viendra plus tard.
Mais voilà : je commence bientôt ma troisième année sur mon île et je me sens seul.
Je fais bien quelques sorties, avec ma cousine ou ses amis, mais je dépends d’eux. Je suis passif et ça ne me plait pas.
La vie passe devant moi et je n’en profite pas.
Pour quitter plus souvent mon canapé, je repense aux activités que j’aime : la voile, la natation, l’escalade. Je me rends donc au forum des associations qui précède chaque rentrée scolaire.
La voile ? Trop cher pour moi.
La natation ? Barboter en piscine avec les plus belles plages du monde à quelques minutes de voiture, j’en serais frustré.
Ce sera l’escalade : je pourrai grimper seul à la salle, et une cordée ne comporte que deux personnes, ça me va.
Je m’inscris aussi à des cours : en petit comité j’espère pouvoir m’acclimater.
Je commence par aller à la salle. Je découvre le lieu, peu fréquenté en ce début d’année. Je m’agite beaucoup et je m’épuise vite pour peu de résultats : l’escalade, c’est difficile !
J’ai mal aux doigts, mes avant bras sont pétrifiés. Faire mes lacets me parait si simple en temps normal …
Trop concentré à guider mes doigts pour accomplir ce simple geste, je ne remarque pas la présence d’un grimpeur à quelques mètres de moi. Il m’interpelle et me sort de mon introspection : “on va faire du bloc dehors ce week-end, ça te tente ?”.
Il ne me connaît pas, c’est la première fois qu’il me voit. Je suis surpris par son invitation.
Je me suis figé, les questions par dizaine se sont mises à fuser dans ma tête. Je me demandais ce que les autres penseraient de moi, comment j’allais m’intégrer parmi eux … Mais je me surprends à accepter.
Depuis deux jours, mon esprit ressasse ces questions. Je dors mal, je crains d’être ridicule. Mais je me suis engagé.
Me voici donc dans ma voiture, j’essaie tant bien que mal de suivre les indications censées me mener au point de rendez-vous. Mon appréhension grandit à chaque virage que je franchis.
Ils sont là : une dizaine de visages jamais vus. Ils scannent ma voiture qui les rejoint, moi qui en descends. Leur bonjour est cordial, même souriant. Ils se connaissent tous. Ils discutent et rigolent entre eux. Je suis crispé, à tel point que je ne distingue pas les mots qu’ils s’échangent.
Je suis un étranger qui ne parle pas leur langue.
Je n’ai pas le temps d’y penser car nous commençons notre marche. Au départ, une piste, large de quelques mètres, parsemée d’ornières. Ensuite un chemin, à flanc de colline, nous sommes en file indienne. Tout ce trajet je le fais à l’arrière de ce groupe. Je veux me faire oublier. Je ne veux pas déranger.
Les arbres masquent de plus en plus le ciel. Nous marchons presque une heure pour arriver en haut d’un vallon. Les premiers rochers se devinent au milieu des arbres. Nous descendons et ces blocs de pierre sont de plus en plus gros, leur forme de plus en plus étrange.
Un groupe est déjà sur place. Nous sommes presque une trentaine dans cet endroit perdu et improbable. Je suis paralysé. Je ne sais pas où me mettre, quoi faire, avec qui aller.
Certains regards se posent sur moi, le nouveau. Mais ils sont accompagnés d’un sourire, d’un mot de bienvenue. C’est louche. Je reste sur mes gardes.
Assez vite, ce grand groupe s’éparpille, les connaisseurs indiquent les blocs faciles. J’accompagne quatre ou cinq personnes qui s’y rendent.
Je fais quelques trucs mais jamais en premier. Je les entends s’encourager, se donner des conseils, des méthodes. Je n’ai jamais vécu ça. Cela me semble irréel.
Le pique-nique arrive et mes inquiétudes reviennent. Le groupe va se reformer, on va me poser des questions. Je donne le change en débitant vite fait quelques banalités sur mon boulot et mon parcours. Je détourne vite l’attention en interrogeant les autres. Je me cache mais ça passe.
Nous retournons grimper et je commence à me sentir à l’aise sur ces masses de granite. Je teste des passages plus complexes.
Je suis devant un bloc quand quelques gouttes de pluie font leur apparition. Je viens d’essayer ce passage quelques fois. Je sens que je peux réussir. On me prévient : trop mouillé, le rocher devient aussi glissant pour des chaussons d’escalade qu’une poêle en téflon pour un steak. J’examine : seulement quelques tâches d’humidité … ça va passer.
Ça ne passe pas !
Mon pied gauche glisse vers la droite et emmène tout mon corps. Mon souffle s’arrête.
En une fraction de seconde je chute de presque deux mètres. Les personnes à la parade me repoussent sur le matelas de réception, mais mon pied atterrit à côté. Ma cheville se tord et gonfle instantanément.
J’aurais dû faire de la voile : tomber dans l’eau est bien plus agréable !
Dans ma tête c’est l’explosion. Mon cerveau se rappelle où je suis. La distance vers le sommet du vallon. Le chemin pentu, compliqué, étroit. La piste, ses ornières. La voiture, la route.
Je suis perdu, totalement impuissant.
Je n’arrive même pas à me relever.
Ne pas attirer l’attention, ne pas déranger … c’est raté.
Quelle entrée fracassante !
Tous les regards sont sur moi, j’ai envie de disparaître.
J’attends. J’anticipe les rires et les moqueries. Le plus grand raté de l’histoire. Dans des années mon nom sera encore synonyme d’échec.
Une main se tend vers moi. Des bras m’empoignent, m’aident à me relever.
_ Ça va ? Comment tu te sens ?
_ Euh … je sais pas trop … j’ai mal.
_ Tu peux marcher ? Appuie-toi sur mon épaule. Tu habites où ?
_ Merci … sur la route des Sanguinaires … pourquoi ?
_ C’est pas très loin de chez nous, on va te ramener.
_ Mais … ma voiture ?
_ T’inquiète pas.
_ Je vais commencer à remonter, à quatre pattes ça va le faire.
_ Ahah … T’es con … Ça va te prendre des heures, on va t’aider.
_ Mais non, vous allez pas partir, continuez à grimper.
_ Tu sais, nous aussi on débute. On a mal aux doigts, on est complètement cuits … En plus, on va pas rester là sous la pluie. On comptait partir. Et puis … On va pas te laisser en galère.
_ Ok … merci … vous êtes sûrs ?
_ Dis pas de conneries et regarde plutôt où tu poses les pieds.
Je suis abasourdi, choqué.
Tant d’années à m’isoler, à avoir peur des autres, de leur regard, de leur jugement.
Tant d’années à croire que je devais être fort et parfait pour être apprécié.
Le trajet a été long. La douleur grandissait à chaque pas. Mais j’avais une épaule sur laquelle m’appuyer. Une volontaire conduisit ma voiture et moi jusqu’à mon domicile. Je me suis couché endolori, mais stupéfait d’avoir vécu cette entraide, cette gentillesse et ce soutien spontanés.
Deux semaines plus tard, mon téléphone sonne. Numéro inconnu. Je décroche.
C’est le grimpeur à l’origine de cette sortie. Je suis surpris par ce coup de fil. J’avais, au maximum, échangé trois phrases avec lui.
Il m’appelle pour prendre de mes nouvelles, me témoigner son soutien, me dire à quel point il est désolé de ce qui m’était arrivé. J’ai senti sa sincérité et j’ai osé l’être aussi : nous avons passé une heure au téléphone.
J’ai raccroché. Je souriais. Ma cheville était toujours blessée, mais ma tête était guérie d’une croyance qui m’avait pourrie la vie.
Cette chute, je ne la regrette pas : elle m’a permis de remettre en cause une chose que je croyais. Tout ça a changé mon rapport aux autres.
Ça m’a transformé.
Bien sûr, j’aurais préféré que ce soit plus doux. Que ça se fasse confortablement assis dans un fauteuil … mais, à ce moment-là, je ne connaissais pas encore l’hypnothérapie.
Grâce à ça, j’ai pu ensuite découvrir, interroger et changer certaines de mes croyances. Sans que ça me coûte une entorse à chaque fois.
Et vous … Y a-t-il des choses qui vous pourrissent la vie et qui ne seraient que les fruits de ce que vous croyez ?